Il y a quelques mois, je téléphonais à Matthieu Salvaggio. Cette fois-ci, mon interlocuteur se trouvant à Lyon, pas de rendez-vous dans un atelier. Il est 20h ce jour-là et je me retrouve à parler typographie. Ami lecteur, si tu n’es pas à l’aise avec cet univers et son jargon technique, pas de panique, je vais m’efforcer de rendre cet article un peu plus accessible.
Courant janvier 2017, Matthieu Salvaggio, jeune designer graphique et typographe diplômé de l’ESAD Valence, a lancé une campagne de crowdfunding sur Kickstarter pour le lancement de sa fonderie Blaze Type [une fonderie, c’est quoi?] . Sa première création s’appelle la AT Osmose, et le principe de la campagne, terminée depuis un peu plus d’un mois (et dont l’objectif a été largement atteint), était de proposer la typographie en édition limitée à 100 exemplaires. À partir de 20€, n’importe qui pouvait ainsi acquérir un exemplaire de la AT Osmose en versions regular et medium, avec l’autorisation de l’utiliser sans limitation de temps ni de support. En effet, s’il existe des typographies libres de droit et téléchargeables gratuitement sur internet, d’autres sont payantes: leur prix peut varier en fonction de l’étendue d’utilisation que l’on veut en faire, du nombre de graisses dont on a besoin, etc.
La somme collectée sur le Kickstarter a permis d’imprimer diverses cartes, spécimens et posters en sérigraphie et risographie, ainsi que la commande de 100 spécimens imprimés sur papier journal chez NewsPaperClub, distribués aux contributeurs. Et au cas où vous vous seriez posé la question, non, Matthieu ne s’est pas rémunéré via le Kickstarter pour le temps passé à produire cette typographie. Mais cela aura eu le mérite de faire parler un de lui et de faire connaître son travail, comme le montre cette interview publiée sur le site anglais Type365.
Mais pourquoi avoir réalisé une typographie en série limitée? D’une part, cette création fait suite à un appel à projets lancé par Kickstarter, dont le thème portait tout bonnement sur la série limitée. D’autre part, parce que ça interroge beaucoup de choses sur les droits d’utilisation et le cas des distributions de licence. En effet, pour pouvoir utiliser une typographie, il faut l’acheter. En l’achetant, on achète la licence et ainsi les droits d’exploitation qui en découlent: « Il existe différents types de licence. Vis-à-vis de la loi, une typo est considérée comme un logiciel, et c’est donc légiféré comme tel. Les fonderies typographiques se basent là-dessus pour faire leur propre licence. » Ainsi, d’une fonderie à l’autre, les termes d’exploitation et d’utilisation ne sont pas les mêmes: il n’y a pas qu’une seule façon de procéder. Rien n’empêche de créer un logiciel et de le distribuer en série limitée, comme rien n’empêche de le vendre, le donner, ou le rendre open-source.
Et s’il est absolument impossible de savoir si la typo AT Osmose a été piratée ou distribuée ailleurs, il est amusant de penser, selon Matthieu, que seule 100 personnes dans le monde ont le droit de l’utiliser: « Sur le site de la fonderie, on peut voir le caractère et ses différentes utilisations mais il n’est plus disponible à la vente. » Si le but de la fonderie est tout de même de commercialiser des caractères typographique sous licence limitée, Matthieu souhaite tout de même en distribuer certains en open source. « Certains seront distribués de cette manière-là car je ne les considère pas comme des outils complets: il n’y a qu’une seule graisse, et entre 300 et 400 glyphes. Ceux-là seront libres. »
Mais alors, si 400 glyphes ne suffisent pas pour qualifier une typographie de « complète », à partir de combien peut-on dire qu’elle l’est? Quels sont les critères? Matthieu précise: « Pour ma fonderie Blaze type, quand je dis complet, cela sous-entend que ça couvre l’ensemble des langues européennes, et qu’il y a assez de variantes pour l’édition (small caps, fraction, les glyphes pour de l’équation dans les articles scientifiques, et éventuellement des alternates) [on appelle « alternate » les différentes versions pour un même caractère au sein d’une même font]. Mais sur la partie distribution libre, je dirais que ce sont plutôt des typos expérimentales qui sont issues de production rapide dans le cadre de workshops ou de projets communs qui questionnent certains principes typographiques. »
[Scriptures, specimen, Blaze Type]
Parcours
Avant d’en arriver là, Matthieu Salvaggio est passé par Valence avant de prendre le large à la fin de la 4e année, non sans avoir eu l’occasion de faire un stage dans un studio de design graphique à Amsterdam. Son parcours lui a permis de tater à la fois de l’identité mais aussi beaucoup de typo, ce qui lui a permis d’être plus à l’aise avec les formes typographiques et leurs fonctions. « Parce que ce n’est jamais qu’une histoire de formes: c’est aussi une question de pleins, de vides, de gris typographique, de fonctionnalités sur différents types de logiciel, de supports… il faut que le logiciel soit flexible d’une utilisation à l’autre! »
De retour en France, Matthieu monte un studio de design graphique à Lyon avec quelques amis, Intercouleur, se met à enseigner dans différentes écoles de design et à donner des workshops autour de problématiques sur la typographie et de la communication. En parallèle, son projet de fonderie Blaze Type se concrétise.
[Identité graphique de l’exposition HANSEN au Museum of arts of Warsaw, Pologne, designé par Piotr Chuchla, en Osmose]
AT Osmose: inspirations
La AT Osmose, d’où vient-elle? « Je me suis inspirée de l’époque néoclassique. Dans les formes, on est dans les années 50-60. Le contraste est très léger entre les pleins et les déliés. Ce qui est intéressant dans ce caractère, c’est que quand tu le vois comme ça, il paraît assez étrange. Il n’est pas dans les canons typographiques de l’époque. Il s’inspire de leur forme, mais il a une chasse un peu plus grande. Il y a des variations assez subtiles sur certaines épaisseurs de lettres au niveau des corrections optiques. »
Matthieu me cite l’Akzidenz Grotesk, l’Helvetica, l’Univers, de grands classiques de la typographie. « Ce sont des inspirations en terme de formes, de correspondances. Nécessairement, tu as un regard sur le dessin de caractère qui est forcément historique. Même si maintenant tu n’as aucune image en tête et que tu commences à dessiner des lettres, ton esprit est conditionné parce que tu as vu ces lettres toute ta vie. Le designer Peter Bilak en parle bien, les caractères typographiques contemporains sont porteurs de toute l’histoire des caractères typo avant eux. »
Les partis-pris d’une fonderie
Quels sont partis pris d’une fonderie, et quels sont ceux de Blaze Type? À cette question, Mathieu répond que certaines vont mettre plus l’accent sur le dessin en lui-même, d’autres sur les types d’utilisation, tout dépend. Avec Blaze Type, Mathieu propose un mélange: « Je parle de mes inspirations et j’explique dans quel type de cadre tel ou tel caractère est fonctionnel. Mais même si tu réfléchis à une utilisation particulière pour ton caractère, même si tu le travailles dans ce sens-là, les gens peuvent se l’approprier et l’utiliser pour tout autre chose. Si demain quelqu’un veut l’utiliser pour faire de la signalétique, tant mieux: il a été pensé pour ça. Mais si quelqu’un veut en faire du titrage pour une marque de peluches… pourquoi pas? Est-ce que ce serait le plus juste, je ne sais pas. Mais en tout cas, c’est ce qui fait l’intérêt de la typo: ce n’est pas simplement de la créer, c’est aussi de voir ce que les gens en font. »
La typographie: une fascination
J’étais curieuse de savoir comment Matthieu pouvait bien être tombé là-dedans. Dans mon cursus scolaire, je suis passée par des cours sur l’histoire et la création de typographie, mais ils m’ont toujours un peu effrayé. Matthieu le dit d’ailleurs lui-même comme une bonne boutade: la typo, « c’est un truc de maso ». Si Matthieu n’y connaissait rien en design graphique au début de ses études, il s’est très vite rendu compte de l’importance des choix typographiques: « Ton projet n’a pas la même tête et ne dira pas la même chose en fonction de la typographie choisie. Puis j’ai pris que conscience qu’il y a en fait des gens dont c’est le métier de fabriquer ces trucs-là. Eh non, ce n’est pas automatique: derrière les myriades de fonts déjà présentes sur ton ordinateur, il y a des entreprises, des équipes, des designers, qui travaillent pendant des années pour les produire. » Mathieu m’explique être aussi fasciné par l’omniprésence de la typographie face à une certaine indifférence: « La typographie est tellement vernaculaire aujourd’hui que les gens ne la voie plus dans la rue. Alors qu’elles est omniprésente! C’est sur ton ordinateur, dans la rue, sur ton téléphone, dans la signalétique, sur des objets communs. »
C’est cette fascination qui a donné l’envie à Mathieu de créer cette fonderie afin de partager sa passion et ses créations de caractères.
Et bonne nouvelle: le site internet de Blaze Type, designé par Samuel Gadea, est enfin en ligne depuis le 8 novembre sur http://blazetype.eu [ci-dessus: démonstration d’un site responsive, photo prise par Samuel, depuis son bureau à Marseille]. Un petit challenge puisqu’il s’agissait de faire en sorte que le site soit aussi un outil permettant non seulement d’avoir accès aux fonts mais aussi de les tester, et bien sûr, de les acheter en ligne.
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Références pour curieux, débutants ou déjà passionnés:
1/ 2/
3/ 4/
1/ Joep Pohlen, La fontaine aux lettres, éditions TASCHEN.
2/ Gerrit Noordzij, The stroke of pen.
3/ François Cheng, Vide & Plein, éditions Point.
4/ Max Bill, Jan Tschichold, La querelle des typographes modernes, éditions B42.
Sur le web:
Point Typo • www.pointypo.com
365 Typo • www.365typo.com
Évènements:
AtypI • www.atypi.org
The Type Directors Club • www.tdc.org
Rencontres de Lure • http://delure.org
Les Puces Typographiques • http://pucestypo.campusfonderiedelimage.org