Après avoir fait un tour à Poitiers, me voilà à Strasbourg, en pleine période de marché de Noël. Bredeles et vins chauds réconfortants ponctuent ma semaine. Je décide d’en profiter pour visiter un atelier. Ayant vécu et étudié un an là-bas, à la Haute École des Arts du Rhin qui plus est, il ne devrait pas être bien compliqué pour moi de trouver un lieu sympa où travaillent sans doute des anciens camarades. Mon choix se porte sur les bastions situés rue des Remparts derrière la gare centrale de Strasbourg. Au XIXe siècle, ils faisaient partie des fortifications de la ville et servaient de caserne de gendarme. C’est toujours le cas aujourd’hui, sauf pour le bastion numéro XIV, reconverti en ateliers d’artistes par la ville en 2003. Loués à des prix avantageux pour des baux de 2 ans renouvelables une fois, le Bastion compte 21 ateliers occupés par des artistes aux spécialités diverses.
Le 14 décembre à 11h, je toque à la porte du collectif Terrains Vagues. Il a été fondé par Ambre Langlois, Maria-del-sol Godard et Elsa Varin à la sortie de diplôme de 5e année à la HEAR Strasbourg (anciennement appelée École des Arts Décoratifs de Strasbourg). Diplômées de la section Didactique Visuelle et Communication Graphique, elles mettent en commun leurs compétences afin de concevoir à la fois de l’identité graphique, de la mise en page, des outils de médiation ou de la signalétique, ainsi que des ateliers pédagogiques pour le grand public.
(de gauche à droite: Elsa, Ambre, Maria-del-Sol)
L’atelier où elles ont emménagé à l’étage du bastion est tout cosy. Ce matin-là, les rayons du soleil passent à travers les barreaux des fenêtres et éclairent chaleureusement la pièce. Je suis conquise. Le collectif m’explique qu’auparavant, tout l’espace était divisé en deux et partagé avec une autre artiste. Depuis le départ de celle-ci, elles ont obtenu l’autorisation d’utiliser les deux pièces, séparées par une baie vitrée. Cela fait déjà trois ans qu’elles y sont installés, et leur bail se termine dans un an. En attendant de savoir où déménager ensuite, les filles restent enthousiastes: «Ça nous a vraiment aidé d’avoir un lieu commun. Avant, on travaillait les unes chez les autres, mais c’est assez difficile de concilier lieu de vie et lieu de travail. Quand on a eu le bastion, ça a été un tournant. On a vraiment pu s’épanouir, commencer à collecter du matériel, on s’est fait une partie atelier et une partie bureau. Se voir tous les jours a crée une autre dynamique.»
Le trio, une recette qui marche
Les trois amies ont décidé de travailler ensemble sous une entité commune après plusieurs collaborations heureuses. Ambre et Marisol se sont rencontrées pendant la semaine de workshops Hors-Limites, organisée par la HEAR, et Elsa et Marisol qui étaient dans la même promo depuis trois ans, ont renforcé leurs liens sur un travail de scénographie pour une exposition au musée Adolf Michaelis. Ambre ajoute: «On a eu une sensation coup de cœur toutes les trois. On avait les mêmes envies, et les problématiques abordées dans nos diplômes se recoupaient. J’avais fait un projet de médiation dans les musées [projet Musée pour Tous], Marisol proposait des outils de dessin qui contraignent l’utilisateur [projet Dessins Variables].»
Elsa travaillait aussi sur un projet participatif: «L’idée était de rencontrer un public, de leur proposer des outils. C’est ce qui nous a intéressé dans le graphisme: se tourner vers le public à qui on s’adresse et interagir avec lui, par le biais de reportages documentaires, d’ateliers ou de médiation. À la fin de notre diplôme, ça a coïncidé avec le fait qu’on voulait rester à Strasbourg, on aimait chacune assez bien les projets des autres et ça nous a fait rêver.» Elsa ajoute qu’il y a eu un temps d’adaptation: «Ça faisait peur au début, de se lancer dans un projet où il fallait s’engager. Au final, il n’y a pas de recette magique, mais on s’est fait confiance et c’est comme ça qu’on a pu continuer jusqu’à aujourd’hui.»
Et «Terrains Vagues», pourquoi ce nom? Ambre répond: «C’est difficile de trouver un nom de collectif qui convienne à trois personnes quand tu ne sais pas encore ce que tu vas y faire. Il faut que ça puisse te rendre identifiable.» Marisol ajoute: «On voulait un nom assez poétique. Sur un terrain vague, on peut construire ce qu’on veut. Ça reste ouvert, il n’y a pas d’étiquette précise, tout est à faire… et on construit à plusieurs. C’est comme un terrain de jeux.» Ainsi, le nom est à l’image du collectif: pluridisciplinaire, transversal, et où le public participe aussi à la construction des projets par le biais d’ateliers créatifs et pédagogiques.
Une organisation horizontale
Ambre, Elsa et Marisol ont donc décidé de se consacrer à temps plein à Terrains Vagues. Elles sont à l’atelier du lundi au vendredi et s’organisent de manière horizontale, sans système hiérarchique. Toutes trois directrices artistiques, elles prennent un temps de réflexion commun au début de chaque projet. Elles ne travaillent pas toujours toutes les trois en simultané sur chacun mais elles se répartissent les honoraires en trois parts égales: «Que ce soit un projet qui vienne de Marisol, Elsa, moi… peu importe qui le réalise, ou le temps de travail passé dessus. On met tout en commun: c’est Terrains Vagues.»
Pendant leur temps de réflexion commun, il n’est pas rare que leurs pistes de recherches soient similaires. «Même si on garde une patte propre à chacune, dit Ambre, c’est assez incroyable: on s’est beaucoup harmonisée! Quand on fait des recherches de projets, souvent ça se recoupe. On se met toutes les trois autour d’une table, on remplit nos carnets de croquis, on brainstorm, et quand on se les présente et qu’on parle de nos idées, soit ça se complète, soit c’est exactement la même chose. Au fur et à mesure, c’est devenu fluide dans notre manière de travailler.»
Entre création d’identité graphique et ateliers tout public: une répartition 50-50
Terrains Vagues souhaite mettre l’accent sur les ateliers pédagogiques, destinés à sensibiliser le grand public à la pratique plastique et graphique. Marisol: «C’est vraiment un point fort qu’on veut développer. Le tout est de trouver un équilibre: ne pas s’épuiser dans les ateliers qui demandent beaucoup d’investissement et de temps de préparation…» Elsa complète: «On a beaucoup développé le côté atelier participatif/outil de médiation au début. Maintenant, on essaye d’ajuster pour que ça fasse du 50/50 et qu’on puisse alterner entre projets de commande, ateliers, évènements, enquêtes, signalétique,…»
À chaque projet, les trois membres du collectif essayent de s’éloigner d’un graphisme élitiste et destiné seulement à des graphistes. Elles me citent l’exemple de l’exposition à la BNU sur les tours à degrés, appelés ziggurats, dont elles ont conçu l’identité graphique. «Le sujet était assez pointu, mais on a proposé un système de frise chronologique afin de simplifier le sujet et le rendre accessible à un public plus jeune ou moins érudit.» Ce projet de 2016 a été l’un des premiers sur lequel elles ont pu avoir carte blanche. «L’archéologue en charge du projet a accepté de se faire surprendre par de nouvelles images et d’autres idées que les siennes, il nous a vraiment incluses dans son équipe avec les chercheurs. On a eu un vrai travail de suivi de projet qui a duré plus d’un an!»
En plus d’exercer leur métier de créatives, Elsa, Marisol et Ambre en profitent pour s’instruire sur des thèmes scientifiques: «C’est très intéressant, dit Ambre, et c’est ce qui nous plaît dans les projets pédagogiques: on aborde des sujets scientifiques, assez pointus et techniques. On en apprend énormément car on doit aussi avoir ce rôle de médiateur. Il faut qu’on ait compris, réinterprété, digéré. C’est super cette partie là, très riche.»
Trois projets
1 — Projet Fabrikatypo pour la Biennale de Chaumont
Pour introduire leur travail, Terrains Vagues me présente un atelier mené à la Biennale de l’affiche de Chaumont. Ambre: « Le Signe nous a demandé de concevoir un atelier graphique pour les scolaires. On a eu envie de parler de typographie pour que ça ait un lien avec le centre de graphisme de Chaumont, tout en restant très ludique et pédagogique, vu que l’atelier s’adresse aux jeunes, du CP jusqu’au collège. On leur a proposé de se mettre dans la peau d’un typographe. » Pour se faire, les enfants étaient invités à tirer une carte au hasard sur laquelle se trouvait une consigne. Cette consigne proposait d’associer une grille et un outils particulier, comme un pochoir, un tampon, un feutre,… n’importe quel médium permettant de dessiner un tracé en suivant plus ou moins la grille. « Ça a donné à la fin des petits livrets abécédaires imprimés en risographie (définition). Les jeunes étaient très emballés, on a des caisses et des caisses de calques dessinés! »
« Ce qui était intéressant aussi, ajoute Marisol, c’est que les enfants visitaient d’abord l’exposition avant de venir expérimenter nos outils et se mettre dans la peau d’un typographe. Ils ont vraiment une politique de pédagogie très intéressante au Signe. Même si c’est assez pointu, ils ont des médiateurs qui expliquent le graphisme simplement: qu’est ce que le travail de graphiste? Qu’est-ce qu’une affiche? Les élèves de Chaumont sont ultra éduqués au graphisme, c’est super d’avoir un public comme ça! »
Et en plus d’avoir proposé cet atelier aux enfants, elles l’ont aussi fait tester… aux designers graphiques professionnels invités pendant le festival: Pierre di Scullio, Helmo, Malte Martin… mélangeant ainsi dessins débutants issus d’un atelier d’initiation à ceux issus d’une main plus experte et d’humeur à se prêter au jeu.
2 — Une malette pédagogique pour le musée Albert Kahn
Les filles me dévoilent également un projet de mallette pédagogique sur lequel elles travaillent depuis près d’un an et demi. Il s’agit d’une commande faite par le Musée Albert Kahn à Boulogne. Albert Kahn était un riche banquier qui a financé des expéditions au début du XXe siècle, envoyant des photographes aux quatre coins du monde dans le but de constituer « les Archives de la planète. » Ce musée conserve la plus grande collection d’autochromes documentaires au monde (avec plus de 55 000 images visibles sur le site internet).
En réhabilitation pour une longue période, le musée souhaitait sortir ses collections photographiques le temps des travaux, afin d’en faire la promotion auprès des collégiens de façon didactique. Pour se faire, le musée a contacté l’agence de designers Prémices & co, proposant ensuite une collaboration à Terrains Vagues. L’objet final est donc une mallette pédagogique, une boîte de jeux dont la forme s’inspire des mallettes emportées par les photographes-explorateurs pendant leurs missions. Elle est destinée aux collégiens pour qu’ils puissent appréhender la collection, comprendre d’où viennent les photos, qui les a prise, dans quel contexte,… tout cela par le biais de plateaux de jeux, cartes, questions, images…
3 — Un livre édité chez Mango Jeunesse
Dans la foulée, elles mes présentent un autre projet créatif et pédagogique: un livre pour Mango Jeunesse, de la même collection pour laquelle Steffie Brocoli a travaillé, interviewée l’année dernière. « Il va s’appeler L’Atelier de Papier. Le projet est parti d’ateliers menés à la librairie Séries Graphiques avec des enfants de 2 à 7 ans sur la fabrication de petits livres à systèmes. On a développé une dizaine d’atelier de fabrication de livres, qu’on a appelé « livres à combines », avec pop up, pêle-mêle, leporello,… » Les ateliers qu’elles ont choisis de présenter pour Mango ont été réadaptés pour qu’ils soient aussi réalisables par des tout petits. Elsa me montre les maquettes dans l’atelier: « Ça doit être prêt pour mi janvier! Là, il s’agit de créer des fenêtres avec des systèmes de fentes, là ce sont des bonhommes qui changent d’expression avec des systèmes d’attaches parisiennes. » Il y a aussi des pop-ups et des pêles-mêles, tout est étalé au sol et sur les meubles: elles sont en pleins préparatifs, car la photographe arrive la semaine d’après et il faut donc fabriquer tous les éléments!
C’est le moment pour moi de prendre quelques photos en buvant une troisième tasse de café, avant de les laisser travailler. Voici néanmoins quelques noms d’artistes et designers qu’elles m’ont cité et dont elles s’inspirent, ce qui permettra aux plus novices d’aller plus loin: Matisse et ses papiers découpés, Paul Cox et ses couleurs, ainsi que Formes Vives, Helmo, Fanette Mellier, et Pierre Di Scullio…
Elles m’ont également autorisé à prendre quelques photos de leurs (très beaux) carnets de recherche, que je vous laisse admirer ici 🙂